Le temps de Noël s’est achevé… Vite, la liturgie nous amène maintenant à la première étape de la vie publique de Jésus, pour y discerner déjà les éléments essentiels du sens de sa mission. Car dans les beaux textes que nous venons d’entendre, d’une certaine manière, tout est là, comme concentré, condensé, prêt à se déployer. Regardons d’un peu plus près.
Deux choses retiennent mon attention dans le texte de l’évangile. Tout d’abord, en une phrase, Jean exprime ce que signifie la venue de Jésus : « Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde ». Nous la connaissons bien, cette petite phrase, redite à chaque eucharistie, au moment où nous est montré le pain et le vin consacrés, alors que nous nous préparons à nous approcher du repas dans lequel le Seigneur lui-même s’offre à nous.
Dans la culture sémitique à laquelle Jésus appartient, toutefois, le mot « péché » ne correspond pas vraiment à la définition que nous avons apprise. Il s’agit plutôt d’un « ratage de cible », de quelque chose qui dévie le monde de son objectif, de son projet, de son orientation fondamentale. Ce n’est pas l’aspect moral qui est mis en avant, mais celui d’une perte de sens, d’une sorte d’opacité qui ne permet plus de voir le chemin, ou encore, de tout ce qui nous conduit à prendre un chemin pour un autre. Cela nous ramène à un autre texte important, celui où Moïse dit aux fils d’Israël : « je mets devant toi deux chemins : choisis celui qui mène à la vie, non celui qui t’enferme dans la mort. » Mais je vous avoue que ce n’est pas toujours facile à distinguer, et qu’il m’arrive à l’occasion de prendre, comme on dit, les vessies pour les lanternes.
En tout cas, si nous comprenons le mot « péché » comme tout ce qui détache notre monde du projet de vraie libération et de vraie vie que notre Dieu y avait inscrit dès l’origine, le sens de la mission et de l’agir de Jésus nous apparaît comme renouvelé. Il n’est pas venu payer à notre place pour le mal que nous avons commis, mais pour placer, ou mieux encore, réorienter notre monde, l’ouvrir à son chemin d’éternité. Face aux illusions qui s’approprient si souvent aujourd’hui le langage du sens de la vie, face au matraquage publicitaire, par exemple, qui monopolise le message du bonheur et de la plénitude, Jésus nous redit le langage paradoxal de son Royaume à lui, et remet notre réalité dans son axe véritable, le seul capable, je crois, de nous faire goûter la joie de Dieu, ce Dieu habité, dès le premier jour de la création, par le désir profond de nous partager son être même.
Jean désigne Jésus comme celui qui baptise dans l’Esprit Saint. J’ai toujours été amusé par la traduction en hébreu du nom de Jean-Baptiste : cela donne « Jean le trempeur ». Au moins, c’est concret et suggestif ! Mais je voudrais m’attarder un peu sur l’expression que l’évangile utilise ici : le baptême dans l’Esprit Saint. Jésus est donc venu nous plonger –nous tremper- dans le souffle de la sainteté divine, dans le souffle, la poussée du Dieu tout autre. Car le mot « sainteté », dans le vocabulaire biblique, veut dire cela : ce qui sépare, ce qui marque et exprime la différence. La sainteté divine, c’est l’altérité divine. L’Esprit, le souffle de Dieu, nous transforme, nous fait avancer autrement. C’est comme un voilier pris dans une saute de vent imprévue. Le bateau est le même, c’est vrai, mais il emprunte désormais une route tout à fait différente, inattendue, mené par un vent qu’il ne connaissait pas et qu’il ne maîtrise pas. Jésus vient nous tremper, nous plonger dans l’énergie divine, dans une force d’une autre nature. Il nous invite à trouver notre énergie vitale dans ce qui nous échappe, dans ce qui reste ouvert, dans ce sur quoi on ne peut mettre la main. Il nous invite en quelque sorte à nous libérer de nous-mêmes, de l’illusion d’une puissance qui est prise de possession, de soi comme des autres, qui veut tout contrôler. Il nous invite à une attitude de disponibilité, d’accueil de l’altérité, seul chemin par lequel, peu à peu, chacun de nous peut accéder à ce qui est différent en lui, à ce qui est unique, au don de vie que Dieu lui-même vient engendrer au plus profond de notre cœur. Le baptême dans l’Esprit Saint, n’est-ce pas l’invitation à se laisser toujours surprendre ?
La première lecture, le magnifique texte d’Isaïe, quant à lui, nous parle de lumière. « Je ferai de toi la lumière des nations ! » C’est comme la colonne lumineuse qui, lors du chemin périlleux et difficile de l’exode, éclairait le peuple durant la nuit, cette colonne qui transformait la nuit et la rendait brillante. Mais c’est aussi comme la lumière qui fait irruption dans la ténèbre originelle, cette puissance créatrice du premier jour de la création. Car désormais, tout s’installe dans un dialogue entre lumière et ténèbre. La ténèbre n’est pas enlevée, n’est pas effacée. Mais elle n’est plus une opacité désespérante, une fatalité écrasante et épuisante. Une lumière y surgit. Rien qu’une étoile peut-être, si petite mais si resplendissante dans le ciel obscur, et qui, pour qui sait l’accueillir, indique le chemin. Le berger n’a pas besoin d’un grand soleil pour connaître les routes des transhumances. La petite étoile lui suffit. Ne l’appelle-t-on pas, d’ailleurs, « l’étoile du berger ? »
Finalement, la ténèbre la plus importante, c’est celle qui nous habite. C’est dans cette nuit-là que notre Dieu aime faire surgir une lumière. Comme le dit une hymne que nous chantons aux vigiles du carême : « Les nuits humaines vont-elles à Dieu ? » Précisément, Dieu ne redoute pas et n’est pas dégoûté par notre obscurité : il en fait le lieu providentiel de la naissance d’une lumière nouvelle. Si nous nous laissons habiter par Jésus, si nous laissons nos nuits humaines aller à lui, nous offrons à notre Père des cieux la possibilité d’enfanter en nous cette lumière qu’il veut faire rayonner sur l’univers entier. Notre ténèbre devient le réceptacle hospitalier, la matrice d’une humanité neuve et le germe d’un monde nouveau.
Fr Étienne Demoulin
Lectures de la messe
Is 49, 3.5-6
Ps 39
1 Co 1, 1-3
Jn 1, 29-34
Hymne
Les nuits humaines
Vont-elles à Dieu ?
Et les cœurs pris aux ténèbres ?
Le pardon qui les éclaire
Vient de lui.
Les jours de peine
Vont-ils à Dieu ?
Et les corps, dans leur détresse ?
La tendresse qui apaise
Vient de lui.
Nos peurs, nos doutes,
Vont-ils à Dieu ?
Et les voies de la déroute ?
L’amitié qui nous écoute
Vient de lui.
Le goût de vivre
Va-t-il à Dieu ?
Et la mort qui nous opprime ?
La parole qui délivre
Vient de lui.
CFC (Sr Marie-Pierre), Hymnes nouvelles pour la liturgie, Mame-Desclée, Paris 2015