La miséricorde est une vertu très difficile à cultiver dans notre société. Le monde vit souvent dans une spirale de violence. Pensons à des événements récents aux États-Unis et ailleurs, aux harcèlements multiples sur les réseaux dits sociaux, aux réactions négatives quand il est question de mise en liberté provisoire pour un meurtrier, etc. C’est un véritable défi pour les disciples du Christ, et Simon-Pierre l’a bien compris quand il demande à Jésus : « combien de fois dois-je pardonner ? ». Il est souvent dans les évangiles le disciple enthousiaste, plein de bonnes intentions, mais qui ne comprend pas très bien ce que le maître veut dire. Ici par contre, il a bien saisi le propos de Jésus sur les relations à l’intérieur de la communauté : « si ton frère s’égare, reprends-le ; ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel… »
En effet, aller trouver celui qui a fait du tort et l’inviter à redresser la barque, c’est lui dire : ‘tout n’est pas fini entre nous, tu es important pour moi’… Oui, mais jusqu’où une telle démarche ? Il y a quand même des limites. Combien de fois faut-il pardonner ?
Pierre est même plus généreux que les rabbins de son époque quand il propose d’aller jusqu’à sept fois – ce qui est un symbole de totalité -, mais Jésus le dépasse largement : septante fois sept fois, c’est-à-dire toujours ! Il pousse jusqu’au bout une tendance qui était déjà présente dans la tradition juive : nous avons entendu le sage Ben Sira – c’était 200 ans plus tôt – vitupérer contre la rancune et la colère, « des choses abominables. Pardonne à ton prochain, écrit-il encore, alors à ta prière tes péchés seront remis ». Il avait bien intégré le psaume ancien : « le Seigneur est tendresse et pitié, car il pardonne toutes tes offenses : aussi loin qu’est l’orient de l’occident il met loin de nous nos péchés ».
Dans l’évangile, Jésus va jusqu’au bout de la logique de Dieu, la logique d’un amour qui n’a pas de mesure.
Voici donc une histoire invraisemblable, comme beaucoup de paraboles. Elle concerne le Royaume des Cieux, thème cher à saint Matthieu pour nous aider à comprendre qui est Dieu. Il est comme ce roi qui remet une dette astronomique à l’un de ses serviteurs. Il est ‘saisi de compassion’. Comme Jésus, lui aussi saisi de compassion devant la foule au bord du lac, face aux deux aveugles de Jéricho ou à la veuve de Naïm. Ensuite, le serviteur, qui a fait cette promesse irréfléchie de rembourser l’équivalent de soixante millions de jours de travail, se trouve face à quelqu’un qui lui doit trois mois de salaire. Il se montre intraitable et fait mettre l’autre en prison. Le contraste est complet. Le roi ne supporte pas cette attitude diamétralement opposée à la sienne et il emprisonne ce mauvais serviteur.
La conclusion de cette parabole rejoint la prière que le Seigneur a enseignée à ses disciples, quelques chapitre plus haut : pardonne-nous comme nous pardonnons. Prière audacieuse et à vrai dire aussi irréaliste que celle du mauvais serviteur. Car nous devons tout à Dieu, à commencer par la vie. Et nous savons combien il est difficile de pardonner vraiment. Non pas oublier, mais continuer à croire en l’autre au-delà du tort qu’il nous a fait, l’aimer avec sa blessure et son imperfection. Ce qui va à contresens de notre société de performances.
La capacité de pardonner est vraiment une grâce à demander à Dieu. C’est pourquoi Jésus l’inclut dans le Notre Père. Justement, savoir que le nom de Dieu est miséricorde, comme dit le pape François, savoir qu’il est le Père du ciel qui n’a cessé de pardonner à son peuple à travers les méandres de son histoire, savoir qu’il multiplie dans la vie de son Fils les actes de miséricorde envers tous ceux et celles qu’il rencontre, jusque sur la croix,… savoir cela nous aide à franchir le pas, élevé mais libérateur, du pardon.
Abbé René Rouschop
Lectures de la messe :
Si 27, 30 – 28, 7
Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 9-10, 11-12
Rm 14, 7-9
Mt 18, 21-35