Placé à l’entrée du Carême, cet épisode évangélique peut sans doute nous aider à discerner notre chemin parmi toutes les propositions qui circulent.
Car voici que le diable se met de la partie pour y aller de ses propositions qui sont en fait des suggestions : « si tu es … alors fais ceci ». Tout se passe comme s’il y avait une « bonne nouvelle diabolique ». Voyons laquelle.
Les suggestions diaboliques ont ceci de caractéristiques qu’elles invitent Jésus reconnu comme Messie à sortir de sa condition humaine et à se mettre en position d’exception : qu’il change les pierres en pains, qu’il recherche les pouvoirs et l’influence, qu’il se jette du haut du temple. Une position d’exception qui devrait lui permettre d’agir sur les esprits, d’en imposer par des prodiges merveilleux, de convaincre, de séduire. Et cela d’autant plus que les Écritures fournissent des arguments. On peut trouver en elles de quoi aller dans ce sens.
Ce qui est frappant dans ces suggestions du diable, c’est qu’elles mettent en avant un Dieu qui viendrait combler le besoin humain de merveilleux, de magie, un Dieu qui vient à la rencontre des besoins de sécurité, d’assurance, de tranquillisation. C’est un bon Dieu, un Dieu disponible, un Dieu que l’on va pouvoir mettre de son côté, mettre à son service. On va pouvoir s’en servir lorsque cela devient nécessaire. Voilà un Dieu intéressant qui change les pierres en pain, qui use des pouvoirs de ce monde, qui séduit par des prodiges, un Dieu interventionniste. Que de fois n’entend-on pas cette plainte : mais si Dieu existait, il ne permettrait pas ceci ou cela, il interviendrait … Il ferait cesser …
On pourrait penser que toutes ces suggestions du diable sont grotesques, fantasques, que c’est du cinéma cousu de fil blanc mais ce qu’il faut découvrir, c’est qu’elles viennent heurter de plein fouet la « bonne nouvelle évangélique ». Il y a une bonne nouvelle diabolique qui entre en contradiction avec la bonne nouvelle évangélique. Ce qu’il faut voir c’est que le diable est un manipulateur ; il vise à ce que Jésus se laisse prendre au jeu, qu’il fasse sa volonté à lui, le diable. Remarquons aussi que ses propositions portent de la violence. Il s’agit de faire violence au réel : les pierres changées en pain, la domination sur les puissances de ce monde, un Dieu qui intervient au bon moment.
Mais alors, la bonne nouvelle de Jésus, en quoi consiste-t-elle ?
À chacune des tentations, Jésus répond par un « c’est écrit ». Aux fantaisies dangereuses du diable, il répond en réintroduisant de la limite : l’humain ne vit pas que de pain ; c’est seulement Dieu que l’on peut adorer et tu ne le mettras pas à l’épreuve en le manipulant. La limite, c’est la place faite à l’autre et à de l’autre.
La bonne nouvelle évangélique est d’une tout autre nature que la bonne nouvelle diabolique. On peut l’indiquer par quelques traits.
Les Écritures n’y sont pas des preuves, des démonstrations, des explications. Elles sont à écouter et à expérimenter comme chemin de vie.
Tout se passe au niveau de la condition humaine. Le Messie n’est pas un surhomme, un super-héros. Ce qu’il dit et ce qu’il fait, il le tire de son expérience humaine ouverte à un au-delà non manipulable. Il ne s’agit ni pour lui ni pour les humains qu’il rencontre de sortir de la condition humaine et de sa finitude. L’univers du plein/plénitude proposé par le diable est en contraste avec l’univers du manque, du fini, de la limite où se situe Jésus.
Le salut n’est pas de fuir la condition humaine, de vouloir y échapper comme si elle était mauvaise. Jésus ne vient pas rendre les humains post-humains, les rendre immortels. Mais porter avec nous la condition humaine, conduire celle-ci vers son accomplissement.
Des tentations, nous n’en manquerons pas, Carême ou pas. Il y a celles, flamboyantes dont parlent la littérature ecclésiastique autant que la littérature tout court : l’argent, le pouvoir, la sexualité. Elles promettent l’infini dans le fini. Mais prenons garde à des tentations moins flamboyantes qui nous tirent vers le bas ; elles ne sont pas moins corrosives : c’est la tristesse, c’est le découragement, c’est l’à quoi bon … Ce que le philosophe Spinoza appelle les passions tristes. Aide-nous à ce que la tentation ne gagne pas la partie, redisons-nous dans chaque prière du Notre Père.
Fr. Hubert Thomas
Lectures de la messe :
Dt 26, 4-10
Ps 90 (91), 1-2, 10-11, 12-13, 14-15ab
Rm 10, 8-13
Lc 4, 1-13