Le risque, avec la fête de la Trinité, que nous célébrons aujourd’hui, est de réduire le mystère à une spéculation intellectuelle, un jeu de l’esprit, un concept ou, pire, une croyance sans consistance, invention d’une rationalité mathématique qui tourne sur elle-même. Comment rester enracinés dans une expérience de vie ? Comment voir que, parler de la Trinité, ce n’est pas entrer dans le monde ésotérique des spéculations mathématiques, mais trouver un langage pour parler d’un Dieu qu’on ne peut rencontrer qu’au cœur d’une relation vécue ? Notre Dieu n’est pas le divin métaphysique impersonnel des philosophes grecs. Il ne se réduit pas à un objet d’étude, inanimé et sans mouvement.
C’est au contraire un mystère vivant dans lequel nous sommes invités à entrer pour en faire l’expérience : le pénétrer, le goûter, le contempler, nous mettre dans son courant, nous plonger dans son fleuve de vie qui à la fois nous emporte et nous échappe, parce que, précisément, il est vie ! On ne peut réduire la vie à ce que nous pouvons en saisir, à ce que nous pouvons concevoir. Nous ne pouvons l’enfermer dans nos raisonnements, l’emprisonner dans un savoir toujours trop étriqué, dans des réponses toujours trop courtes.
La Trinité, ce n’est pas un concept ni un traité, mais une histoire, ce qu’en hébreu on appelle un enfantement. Avènement d’un Dieu qui peu à peu se dévoile, qui ose se risquer dans notre réalité humaine, jusqu’à nous partager son propre souffle et trouver chez nous et en chacun de nous une demeure, celle qu’il a désirée et où il a toujours voulu habiter.
C’est un Dieu unique qui s’approche sous des qualités agissantes diverses, sous différents visages, sous différents vêtements, comme par exemple nous le montre l’icône célèbre d’Andreï Roublev. Peinture géniale qui invite le spectateur à entrer dans le jeu de relation des trois visiteurs qu’Abraham s’empresse d’accueillir, et qui, au milieu d’eux, à leur table, laissent une place vide pour que celui qui s’approche prenne part à leur conciliabule, rompe avec eux le pain de leur communion et goûte le vin de la fête d’éternité qu’ils inaugurent.
Qu’est-ce que la Trinité ? L’invitation à entrer et à participer à la dynamique divine. Mais attention ! Ne risquons pas d’enfermer le Dieu Transcendant dans une image trop vite élaborée, lui, l’infini béni, infiniment proche et infiniment inaccessible, qui à la fois nous donne à nous mêmes et nous lie à lui, ne nous fait pas sortir de lui car il respire en nous, au plus intime de nous mêmes, d’une respiration mystérieuse qui nous prend avec lui et en même temps construit notre altérité la plus authentique et la plus irréductible, nous introduit au plus profond du mystère qui nous ouvre la vie, tels que nous sommes, tels que ce Dieu-là nous désire et nous aime.
Qu’est-ce encore, que la Trinité, si ce n’est laisser Dieu nous mettre au monde, exercer sa Paternité pour qu’il engendre en nous le Fils, selon l’extraordinaire expression de Maître Eckhart[i]. Ou encore, selon cet adage familier aux Églises orientales, nous enseignant que Jésus, le Fils, s’est fait homme pour que nous devenions Dieu.
Mais il faut laisser notre Dieu être Mère également, ce que les Églises coptes et syriaques, ainsi que toutes les autres Églises qui utilisent encore des langues sémitiques, n’ont pas oublié : c’est que, dans ces langues-là, l’Esprit s’accorde au féminin. Il est bel et bien mère, comme nous le rappelait un texte du vieux moine copte Ammonas[ii], cité l’autre jour par Frère Renaud : « Votre mère, l’Esprit, se réjouit en vous, car elle ( !) a achevé sa maternité et a enfanté en vous un esprit divin. »
L’Esprit nous donne vie et « nous engendre du dedans », selon le texte d’une hymne de la Pentecôte composée par Patrick de la Tour du Pin[iii]. L’Esprit nous fait entrer pleinement dans la dynamique divine. A ce propos, je ne résiste pas à la tentation de vous citer un autre vieux moine, syriaque celui-ci, vivant en Irak au dixième siècle, Youssef Bousnaya, qui ose affirmer que : « La miséricorde est l’image de Dieu, et l’homme miséricordieux est, en vérité, un Dieu habitant sur la terre. De même que Dieu est miséricordieux pour tous, sans distinction aucune, de même l’homme miséricordieux répand ses bienfaits sur tous également. Mon fils, sois miséricordieux et répands des bienfaits sur tous, afin de t’élever au degré de la divinité : car, comme je l’ai dit, l’homme miséricordieux est un autre Dieu sur la terre. » Et dans le paragraphe suivant de son enseignement, il se risque encore un peu plus loin : « La charité, c’est Dieu (1 Jn 4, 8) ; car son essence est amour, et son amour est son essence même. Par son amour, notre Créateur a été poussé à produire notre création. L’homme qui possède la charité, c’est vraiment Dieu au milieu des hommes[iv]. »
Avec Jésus, par lui et en lui, s’ouvre le chemin par lequel notre Dieu devient vraiment notre Père, lui qui construit la maison et cultive le champ, lui qui réunit ses enfants comme des plants d’olivier alentour de la table (psaume 127). Et c’est l’Esprit maternel qui donne le pain, selon la libre interprétation d’un dicton provenant de la mythologie de Lettonie.
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ex 34, 4b-6.8-9
Dn 3, 52, 53, 54, 55, 56
2 Co 13, 11-13
Jn 3, 16-18
Notes
[i] « C’est pourquoi je dis : la nature du Père est d’engendrer le Fils et la nature du Fils est que je naisse en lui et selon lui ; la nature de l’Esprit-Saint est que je sois consumé en lui, et totalement fondu en lui, et que je devienne totalement amour. [Sermon 39.] »
Ainsi l’homme se trouve niché dans la prédilection de Dieu et en sécurité. Chaque personne de la Trinité met en lui sa marque :
« Le Père engendre son Fils dans l’éternité, égal à lui-même. Je dirai plus encore, il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle est près de lui et de même il est près d’elle, dans l’égalité, mais il est en elle et le Père engendre son Fils dans l’âme de la même manière qu’il l’engendre dans l’éternité […] Et je dis plus encore : il m’engendre en tant que son fils, le même fils. Et je dis plus encore : non seulement il m’engendre en tant que son fils, mais il m’engendre en tant que lui-même et il s’engendre en tant que moi-même et moi en tant que son être et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans l’Esprit-Saint. Il y a là une seule vie, un seul être, une seule opération. [Sermon 6.] »
Suzanne Eck. « Jetez-vous en Dieu », initiation à Maître Eckhart. Les éditions du Cerf, Paris, 2003, p. 111.
[ii] Votre mère, l’Esprit, se réjouit en vous, car elle a achevé sa maternité et a enfanté en vous un esprit divin ; et comme je l’ai suppliée pour vous, elle a un grand désir de vous parfaire par ce grand Esprit de Feu que moi-même j’ai reçu. Recevez-le donc vous aussi ! Et si vous voulez le recevoir pour qu’il habite en vous, présentez d’abord le labeur du corps, l’humilité du cœur, et élevez vers le ciel vos pensées nuit et jour.
Demandez avec droiture de cœur cet Esprit de Feu et il vous sera donné. En effet, c’est de cette façon que l’ont obtenu Élie le Thesbite et Élisée, ainsi que tous les autres prophètes.
Ne doutez pas dans votre cœur. N’ayez pas un cœur double et ne dites pas : Qui donc pourrait le recevoir ? Non, mes enfants, ne laissez pas ces pensées envahir votre cœur, mais plutôt demandez avec un cœur droit et vous l’obtiendrez. […] Quand donc vous le recevrez, il vous révélera tous les mystères d’en-haut et bien d’autres choses. […]
Une joie céleste s’emparera de vous nuit et jour, et, tout en étant encore dans le corps, vous serez comme si vous étiez déjà dans le Royaume. Vous ne vous contenterez plus désormais de prier pour vous-mêmes, mais vous prierez pour les autres aussi. Quiconque, en effet, reçoit cet Esprit ne doit plus prier seulement pour lui-même mais aussi pour les autres, comme le fit Moïse.
Lettre d’Ammonas, disciple de saint Antoine, Coll. Spiritualité orientale, n° 57, Bellefontaine, 1993, 8, 1-2.
[iii] Texte complet de l’hymne :
Amour qui planais sur les eaux
Et les berças du premier souffle,
Nos âmes dorment :
Prends-les d’un battement nouveau
Qui reflue au Christ vers leur source
Pour déborder parmi les hommes.
Tu es cette voix qui gémit,
Dans les douleurs de notre monde,
Le nom du Père ;
Mais en retour tu es aussi
La voix apportant sa réponse :
L’Amour de Dieu couvre la terre.
Tu es la genèse en tout temps,
Tu es le vent qui crie naissance
À l’âme obscure ;
Tu nous engendres du dedans,
Tu fais tressaillir le silence
Au fond de toute créature.
Amour descendant aujourd’hui,
Viens agiter les eaux enfouies
De nos baptêmes,
Qui de la mort de Jésus-Christ
Nous font resurgir dans sa vie :
Tout est amour dans l’Amour même.
[iv] Placide Deseille. L’Évangile au désert, Paris, Les éditions du Cerf, 1965. Doctrine de Rabban Youssef Bousnaya (869-979), moine de l’Église syrienne, p. 244-245