Le mot « épiphanie » provient de la langue grecque : c’est connu. Comme on dit, ce n’est pas un « scoop. Ce mot signifie « manifestation », et plus particulièrement, manifestation du divin, de la force divine. Ce terme était nutilisé régulièrement comme adjectif pour des rois et souverains grecs dans les royaumes qui se sont formés à la mort d’Alexandre le grand. Nous connaissons, par exemple, le roi Antiochus Epiphane, auquel se sont affrontés les rebelles judéens à l’époque de Judas Maccabée, environ 160 ans avant la naissance de Jésus. Dans le monde païen qui entoure la petite Judée, parler d’épiphanie, c’est faire allusion à une manifestation solennelle du pouvoir divin, à l’irruption du divin au cœur de l’histoire des hommes. Il va de soi que cela doit se passer de façon éclatante, visible par tous de manière grandiose et indiscutable. Tout le monde sait que lorsque un dieu se révèle, sa force est irrésistible, son apparition est aussi écrasante qu’éblouissante et tout l’univers est soumis à son ordre divin qui s’impose sans contestation possible.
Je suis interpellé par le message biblique, qui parle lui aussi d’épiphanie, de surgissement de la présence divine dans notre histoire, mais qui en même temps rappelle tout au long du texte que le Dieu transcendant qui se dévoile au détour des phrases et des mots, opte plutôt pour une certaine discrétion. Epiphanie, sans doute, mais paradoxale, aux yeux d’un grec de l’époque de Jésus, et peut-être aussi pour nous, -qui sait ?
Parler d’un Dieu tout puissant, nous l’entendons souvent d’une façon très païenne, me semble-t-il. Le rédacteur du psautier, à l’occasion, ose évoquer un Dieu modeste[1], qui s’adapte à nous[2], qui sait que nous sommes fragiles et doit donc s’ajuster à ses petites créatures, au lieu de leur demander de se conformer à sa grandeur[3]. Nous connaissons cet épisode de la vie du prophète Elie, où Dieu se révèle à lui non pas dans le déchaînement d’un ouragan qui détruit tout sur son passage ni dans la voix assourdissante du tonnerre, mais dans le maigre murmure d’un souffle ténu. Notre Dieu agit de façon cachée, comme lors de la création de la femme, lorsqu’il plonge l’homme dans une profonde torpeur (mais là, peut-être savait-il qu’il fallait se méfier : si l’homme, déjà si facilement machiste, pouvait en outre connaître le secret de fabrication de la femme, vous voyez d’ici le résultat ! On n’est jamais trop prudent, même quand on s’appelle Dieu !)
Nous avons encore beaucoup d’exemples, où finalement, notre Dieu, ce Dieu passionné d’Alliance, veut enseigner qu’il préfère la rencontre dans la confiance qui s’abandonne, à la maîtrise qui impose ses choix et prend le pouvoir. Il ne s’intéresse pas à l’option de l’efficacité, et nous n’avons pas à attendre de lui qu’il apporte la solution à nos problèmes : Il aime la fécondité, la poussée de la vie dans l’innocence de son surgissement joyeux et vulnérable, capable pourtant de transformer de fond en comble un cœur accueillant.
Jésus, en qui s’incarne ce Dieu modeste et humble, ne fait pas exception. Sa naissance est cachée et sa mort n’a rien de glorieux. Traditionnellement, la fête de l’Epiphanie se structure autour de trois récits évangéliques significatifs : nous connaissons tous l’histoire des mages, c’est pour nous bien souvent le seul que l’on retient. Mais les anciennes liturgies chrétiennes proposent encore deux autres passages : celui du baptême de Jésus et celui des noces de Cana. Dans tous les cas, les textes insistent sur le peu de publicité de ces événements. Sans les mages, Hérode n’aurait jamais su qu’il avait un concurrent au titre de roi d’Israël. Le baptême, surtout chez Marc, reste marqué d’un caractère profondément intime, à peine visible. A Cana, la discrétion de l’intervention de Jésus est clairement soulignée par le récit évangélique.
Peut-être y a-t-il là pour nous une interpellation intéressante. Peut-être y a-t-il là pour nous un chemin. En effet, l’Épiphanie, l’émergence de la présence divine dans notre réalité, n’est pas d’abord une histoire du passé, c’est un mystère qui se renouvelle aujourd’hui et ouvre toute histoire humaine, donne sens à tout ce qui vient. C’est l’aventure d’un Dieu qui n’aime pas rester loin, dans un ciel inaccessible, mais qui choisit d’habiter au milieu des hommes, chez nous, avec nous, maintenant. Un Dieu d’Alliance, qui vient se loger et planter sa tente au cœur de tout ce qui donne vie, de tout geste d’amitié qui construit la confiance, de toute parole qui fait de l’autre, quel qu’il soit, un frère, une sœur.
Car toute forme d’amour, d’amitié, de fraternité, même discrète, imparfaite, même ambiguë, devient la résidence que notre Dieu souhaite habiter, visiter et arranger. C’est là qu’il veut établir sa demeure. Si nous ouvrons les yeux de notre cœur, nous pourrons discerner là sa présence : c’est son épiphanie. Ce n’est pas grand’chose, c’est humble et modeste, ce n’est pas spectaculaire, c’est invisible mais pourtant, cela transforme l’univers entier, lui donne son âme et son être.
Pour élargir cette petite réflexion, je voudrais faire référence ici à un célèbre texte de saint Irénée, un des plus anciens pères de l’Eglise, que j’ai trouvé dans un article de Joseph Pierron commentant la fête de l’Epiphanie : « Le Fils montrait Dieu aux hommes ; et à Dieu il montrait l’homme. Il sauvegardait l’invisibilité du Père, pour que l’homme n’en vînt pas à mépriser Dieu et eût toujours un but vers lequel il progresserait. D’autre part il montrait Dieu aux hommes grâce à mille dispositions providentielles, de peur que l’homme, manquant totalement de Dieu, ne perdît l’être. Car la gloire de Dieu, c’est la vie de l’homme. Et vivre, pour l’homme, c’est voir Dieu[4]. »
Avec Irénée, nous bouclons la boucle. Ce qu’il nous montre, c’est qu’à l’épiphanie de Dieu, répond l’épiphanie de l’homme : en Jésus, ces deux épiphanies ne font qu’un pour toujours.
[1] Psaume 18, 36 (texte hébreu)
[2] Psaume 139, 3. Id.
[3] Psaume 78, 39. Id.
[4] Epiphanie et Baptême du Seigneur. Assemblées du Seigneur 12. Les éditions du CERF, Paris 1969. Page 18.
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Is 60, 1-6
Ps 71 (72), 1-2, 7-8, 10-11, 12-13
Ep 3, 2-3a.5-6
Mt 2, 1-12