« C’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel ». Cette réflexion de Jésus évoque donc l’épisode fameux de la manne que le Dieu de l’Alliance donne aux fils d’Israël lors de leur pérégrination dans le désert. La première lecture nous a fait revivre cet événement décisif, entre le passage de la mer rouge et l’entrée dans la redoutable solitude du Sinaï. Je vous avoue que j’aime beaucoup ce texte de l’Exode. J’y trouve une richesse inépuisable, et je voudrais m’y arrêter un petit peu pour partager avec vous le pain de cette parole de vie.
Quitter l’esclavage pour affronter la liberté, cela n’a rien de facile. C’est une initiation et un éveil qui ne va pas de soi. Cela semble paradoxal : qui ne désire pas goûter à cette liberté promise ? Et pourtant, qui est prêt à quitter ses sécurités, et plus encore, ce qui lui procure le sentiment d’être comblé ? Sortir de l’esclavage, théoriquement, c’est très joli, mais abandonner ce que l’esclavage apporte en terme de rassasiement : est-ce si facile, concrètement ? Car l’esclavage d’Égypte prétendait distribuer aux fils d’Israël tout ce dont ils avaient besoin, leur cachant toutefois que leur servitude ne pouvait aboutir qu’à leur mort.
Ils se risquent donc maintenant à sortir en quête de liberté, ils s’enfoncent dans le rien, dans le désert, ils acceptent de laisser derrière eux, de l’autre côté de la mer, les assurances qui à la fois les opprimaient et les comblaient. Moïse leur avait bien dit, au nom de ce Dieu qui avait entendu le cri de leur souffrance, qu’ils allaient vers la vie. Mais ce qu’ils voient, c’est un lieu sec, mort, rien que de la poussière et des rochers. On les a trompés. On leur a promis monts et merveilles, pour les mener au cœur de l’aridité la plus désolante.
Les fils d’Israël entrent donc dans le vide. Toutes leurs anciennes références, tout ce sur quoi ils pouvaient s’appuyer, tout cela désormais n’a plus cours. Les vieilles réponses montrent leur inadéquation. Ils sont conduits vers quelque chose de radicalement nouveau, le don d’une nourriture inattendue, mystérieuse, dont la seule chose qu’ils peuvent en dire est : « Qu’est-ce que c’est ? » Ils sont guidés de la réponse à la question. Leur Dieu les arrache à la tentation de la mainmise, du contrôle, du savoir, de l’efficacité, de la prise de possession qui à la fois satisfait et stérilise, qui remplit mais aussi qui enferme. Le Dieu de la liberté contre tout esclavage, les mène au dépouillement total qui les forcera à s’ouvrir, à fendre les écorces dont leur cœur reste encore prisonnier, à prendre conscience à la fois de leur faim et de leur désir, leur vrai désir, cette fois, leur grand désir, pas les petits désirs, ceux que leurs anciens maîtres pouvaient satisfaire tant qu’ils leurs étaient soumis.
Voilà peut-être pourquoi le mot hébreu pour parler de la manne n’est pas, comme nous l’avons entendu, « quelque chose de fin », mais, plus brutalement, du « maigre rugueux », un aliment râpeux, inconfortable, qui creuse en nous un manque fondamental et ainsi révèle le plus profond de notre être, et ainsi également, révèle que la vraie liberté va de pair avec l’accueil d’une nourriture nouvelle, qui ne vient pas nous bourrer et dont le goût nous était inconnu : le goût de l’autre, le goût de ce Dieu différent, maigre et rugueux lui aussi, peut-être, comme l’étrange pain qu’il nous donne et qui nous dévoile le secret de notre vie.
Liberté et accueil du don de l’autre, paradoxalement, avancent en se tenant main dans la main. Le désir de l’homme et le désir de Dieu se rencontrent, s’embrassent et dans l’amour, se font grandir. C’est dans cette étreinte fondamentale où nous nous recevons de l’Autre, où nous nous recevons de notre Dieu et où nous acceptons ce dont il nous alimente, où nous découvrons en fin de compte comment nous sommes aimés, où nous nous découvrons nous-mêmes dans son regard amoureux, que notre âme devient libre, « capable d’ouverture et de dépassement, élevant l’être qu’elle habite jusqu’au règne du divin », selon une merveilleuse citation de François Cheng (De l’âme. Albin Michel, Paris 2016. Page 51).
Frère Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ex 16, 2-4.12-15
Ps 77 (78), 3.4ac, 23-24, 25.52a.54a
Ep 4, 17.20-24
Jn 6, 24-35