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« Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. » Cette parole de Jésus semble claire, mais on peut quand même se demander ce que cela veut dire, plus précisément, « être riche en vue de Dieu ». Je pense que le texte de la première lecture peut éclairer notre lanterne, et je voudrais vous livrer une petite réflexion, inspirée par un commentaire rabbinique assez inattendu du livre de Qohélet.

Beaucoup se sont demandé ce que le livre de Qohélet vient faire dans la Bible. Il n’est pas très bien vu, ni dans la tradition chrétienne, ni dans la tradition juive. Il baigne tout entier dans un pessimisme désespérant, aux antipodes de l’esprit biblique, plutôt positif. On croirait entendre certains propos d’une sagesse grecque désabusée, et certains exégètes pensent d’ailleurs que ce livre a été écrit très tard, dans un milieu qui est confronté à cette pensée puissante, avec l’objectif de la mettre en question, si pas, plus simplement, de la démolir.

Car rien n’échappe à l’esprit négatif de Qohélet. Pour lui, le monde est absurde, et aucun espoir d’un quelconque changement ne peut donner ne fût-ce qu’une petite lueur d’espoir. Rien ne bouge, on est toujours confronté aux mêmes problèmes, et l’issue générale de tout, c’est l’anéantissement, la disparition, aussi bien du juste que du criminel, du sage que du fou, du savant comme de l’animal. A quoi bon tout cela, alors ? Pourquoi être sage ? Pourquoi être juste ? Profitons de la vie, tant qu’on en a un peu, avant de nous en aller à jamais ! La vie est une torture, ce qui est tordu ne peut être redressé, aucun espoir d’une réparation. Et même la richesse ne sert à rien : tout le monde meurt nu. Même le don que Dieu nous fait de la conscience ne nous avance en aucune manière : les animaux ne sont pas conscients de leur fin, ne sont-ils pas plus heureux ? A quoi sert-il de savoir tout ce que nous savons ?

Ce livre est redoutable. Comme on dit pour certains médicaments : « seulement sur prescription médicale, ne pas dépasser la dose indiquée sous peine d’effets secondaires importants. »

Le livre se termine cependant sur une note étrange, qui invite à nous questionner, à déplacer notre regard pour voir si un message aussi noir ne cache pas une interprétation plus profonde, ne laisse pas entrevoir une clé de lecture capable d’éclairer la présence surprenante de ce texte dans la Bible, et, « last but not least », de nous aider à comprendre un peu mieux ce dont Jésus nous parle quand il nous invite à « être riches en vue de Dieu ».

Je vous lis donc le verset 13 du chapitre 12 : « Fin de parole, tout a été entendu. Crains Dieu et veille sur ses instructions ; voilà, ceci, c’est tout l’homme. » Il y aurait donc un sens, nous aurions donc une raison d’être, on peut savoir ce qu’est tout l’homme, apparemment. Reprenons : crains Dieu, dit Qohélet. Il ne s’agit pas de peur. Qu’est-ce que la crainte ? Elle consiste en trois choses : prendre la mesure de sa propre petitesse face à l’altérité de Dieu, ne pas vouloir occuper le lieu de Dieu et ne pas vouloir parler à sa place[1]. Ce n’est pas une réponse à la question du livre, mais cela ouvre un chemin important : la réponse n’est pas en moi, ou du moins, s’il y a une réponse, elle n’est peut-être pas là où je la cherche. La sagesse que Qohélet décrit dans son livre, et qui aboutit à l’expérience du non-sens, n’aurait-elle pas voulu occuper un lieu qui n’était pas le sien, et présenter un discours qui ne lui appartenait pas ? Qu’est-ce qui est « tout l’homme », finalement ? Il faut pour cela revenir au début du texte : « Vanité des vanités, tout est vanité ».

C’est là que cela devient passionnant. Car il y a ici un jeu de mot typiquement biblique, bien audible en hébreu, mais bien sûr, complètement disparu dans les traductions. Permettez-moi de vous le lire dans la langue d’origine : « Havel havalim amar qohelet, havel havalim, hacol havel ». Le mot Havel veut dire buée, une condensation qui s’évapore au soleil. Mais le mot Havel, c’est aussi un nom, celui du premier frère de l’histoire des hommes, et aussi de la première victime : Abel ! Abel, le frère de Caïn. Relisons le texte : « Abel des Abels, dit Qohelet, Abel des Abels, tout est Abel ». Mais encore, me direz-vous. A Bruxelles on dirait : « Oué, zievereir, avec ça on est gras ! ».

Derrière Caïn et Abel, on trouve deux types d’humanités, perpétuellement en tension. Caïn, c’est l’homme de la terre, le sédentaire, dont la descendance va inventer la ville, la métallurgie, les mathématiques et l’art. Caïn, c’est la civilisation, c’est l’économie, c’est la technologie, la beauté, l’efficacité et la puissance. Abel, que lui reste-t-il ? Déjà, il n’est que le frère de Caïn, il n’existe pas par lui-même, mais seulement comme le cadet d’un autre. C’est un pasteur, un nomade. Il n’a pas d’attaches, il n’aura pas de descendance, c’est le pauvre, le petit, dont le seul trésor est de contempler la voûte céleste, l’éclat des étoiles et le feu du soleil. Il n’invente rien, n’a rien à lui, sauf : il offre un sacrifice. La vie gratuite, l’homme du chemin qui un jour rencontre son frère dans le champ, c’est à dire dans ce qui appartient à Caïn l’agriculteur, chez son frère où il n’a pas de place et qui le tue.

Alors, que nous dit ce fameux Qohélet, roi de Jérusalem, l’homme de la ville, du savoir et de la civilisation ? Écoutez, mes amis, C’est Abel qui a raison. Ce pauvre gardien de moutons, dont le seul bien est de passer dans le monde sans rien prévoir, sans rien pouvoir construire, mais qui offre un sacrifice, cette existence sans descendance et qui échoue, cette humanité faillible, vulnérable, sans puissance, c’est là qu’est la vérité, l’essence de l’humain et du monde. La civilisation est une illusion, en fin de compte. Elle est mortelle, elle paraît solide et éternelle, mais vous vous trompez. La véritable essence spirituelle de l’humanité, c’est Abel, ce pauvre qui a tout raté, qui a été tué, qui n’a pas eu sa chance. C’est lui qui a raison, paradoxalement, et c’est à lui que le Dieu de l’Alliance, ce Dieu humble et modeste, non l’idole de la toute puissance mais l’amour miséricordieux qui fait droit au plus petit, c’est à lui que le Dieu de l’Alliance donne raison.

Bien sûr, la civilisation est importante, bien sûr, l’efficacité est une grande chose. Mais attention : n’y entendez pas le dernier mot de ce qui donne sens à nos vies. L’essence de l’humain est à chercher dans une sorte de nomadisme –un nomadisme spirituel, également : on peut être nomade sans sortir de chez soi ! – Le nomade, c’est celui qui passe de l’autre côté, l’homme de l’éphémère, du gratuit, de la faille et de la vulnérabilité. Tout amour vrai n’a-t-il pas sa part de vulnérabilité ? Peut-être est-ce là, d’ailleurs, que se cache son authenticité !

Ce Dieu vulnérable, ce Dieu qui échoue, ne le contemple-t-on pas en Jésus ? Lui qui n’avait pas de lieu où reposer la tête, l’homme du chemin, qui passe de l’autre côté du lac, le roi paradoxal qui meurt lamentablement sur une croix ?

Où se trouvent nos Abels à nous ? Ceux qui ne valent rien aux yeux du monde de l’efficacité, mais sans qui notre humanité serait privée de son trésor, de sa richesse en vue de Dieu ?[2]

[1] Le commentaire de Rachi sur la Torah, Vayikra Lévitique . Page 182,b

[2] video complète sur : Akadem/limoud/Qohelet

Lectures de la messe :
Qo 1, 2 ; 2, 21-23
Ps 89 (90), 3-4, 5-6, 12-13, 14.17abc
Col 3, 1-5.9-11
Lc 12, 13-21

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