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Figurez-vous qu’il y a exactement un an moins un jour, j’avais l’occasion déjà de vous parler de saint Remacle et du style de vie monastique qu’il a amené avec lui de Luxueil, où il a commencé son aventure spirituelle, et bien sûr, de Solignac, lieu de sa première fondation. J’aimerais cette fois m’attacher à un autre aspect de ces commencements héroïques. On se figure souvent la vie monastique, et particulièrement dans ces époques très anciennes, d’une manière quelque peu idéalisée. Un jeune homme habité d’un profond appel de prière et de vie intérieure, désirant vivre un seul à seul avec Dieu, qui soit comme une antichambre de l’éternité, se retire du monde avec quelques compagnons et crée dans un lieu isolé et inconnu, une implantation monastique qui, quelques années plus tard, attire d’autres personnes en quête de sainteté. Cela, c’est l’image d’Epinal. Les rares documents dont nous disposons, concernant la naissance des implantations monastiques de Stavelot et de Malmedy, conduisent à se faire une autre représentation, même si beaucoup de choses resteront à tout jamais enfouies dans le mystère des origines, hors de portée de nos investigations.

Saint Remacle a été formé dans la tradition irlandaise que saint Colomban avait apportée à Luxueil. Quelques textes importants remontant à saint Colomban, peuvent nous éclairer sur la sensibilité que ce vieux maître cherchait à transmettre à ses disciples. Mais d’autres éléments viennent compléter le tableau, et le situent plus précisément dans le contexte difficile et ambigu d’une époque compliquée et rude, celle des rois mérovingiens, en plein milieu du septième siècle de notre ère. Cela m’amène à cette réflexion : si le monachisme, dans des cas précis, a pu se situer comme un genre de vie, comme on dit, « hors du monde », nous arrivons, lors des siècles obscurs de ces temps chaotiques, à une présence bien insérée dans la société, partie prenante de ses ambivalences. Il est, à sa façon, « engagé » dans les méandres de son siècle, et en accepte les règles du jeu. Il devient peu à peu une institution de la société. Il ne reste pas en marge. Il fait son chemin et risque son âme au cœur des failles de ce monde-là, dont il accepte d’être un protagoniste, et donc, d’en admettre le fonctionnement.

Nous aimerions bien, peut-être, regarder de manière nostalgique vers un jeune monastère sans défauts, pur de toute influence mondaine, et vers un saint Remacle intouchable et parfait, comme tout saint de bonne naissance devrait être, n’est-ce pas ? Je pense que ce n’est pas le cas, et je dois vous dire que j’aime chercher ces failles, dont je vous parlais un peu plus haut, qui donnent corps et sens à une entreprise humaine et permet à une histoire ancienne, quasiment oubliée, de continuer à me parler.

Je voudrais rappeler tout d’abord un trait de ce monachisme irlandais qui était celui de saint Remacle. Une valeur qui aura beaucoup de prestige aux yeux de ces vieux moines, c’est l’expatriation. « Quitte ton pays, le lieu de ta parenté, ta patrie », dit Dieu à Abraham. Et Jésus d’ajouter que le Fils de l’Homme n’a pas d’endroit où reposer la tête. Ces paroles, et beaucoup d’autres que l’Ecriture propose, ont frappé ces hommes, qui les ont prises pour eux, au pied de la lettre. Et de fait, beaucoup de ces moines irlandais sont partis, ont quitté leur terre, leurs attaches, leurs appartenances, et aussi leur statut : ils deviennent des étrangers dans des régions inconnues. En d’autres termes, des gens sans droits. C’est bien un radicalisme évangélique qui les a conduits et qui les passionnait, qui les a fait rêver et leur a donné accès à une existence inédite, féconde et créatrice.

Mais ils restent aussi prudents. Malgré tout, ils ne sont pas naïfs. Audacieux, oui, mais pas téméraires ! Ils vont établir les nouvelles fondations comme ont le faisait en Irlande à cette époque, selon les normes d’une vie communautaire soucieuse de sauvegarder pour chaque frère une dimension de solitude. Au lieu de grands bâtiments où tous se regrouperont et partageront un rythme de vie identique, ils préféreront des implantations de petite taille, à quelques kilomètres les unes des autres, ce qui par ailleurs facilitera aussi l’agriculture et la subsistance de chaque maison. On est irlandais, soit, mais on est également réaliste et concret. Ce n’est pas tout. A Luxueil ainsi qu’à Stavelot et à Malmedy, une caractéristique très particulière peut se remarquer : Colomban comme Remacle ont pris soin de situer leurs fondations à cheval sur des zones frontières bien établies. Se méfiaient-ils de quelque chose ? Souhaitaient-ils se rendre indépendant de quelque pouvoir qui aurait pu les embarrasser ? Prenaient-ils soin de se constituer un lieu de refuge, contre le risque d’une mainmise indésirable ? Qu’il y ait là une intention, me paraît évident. Dans le cas de Stavelot et de Malmedy, il y a sans doute eu une négociation avant que le roi Sigebert ne donne le diplôme attribuant aux moines le lieu de leur future implantation. Cela ne s’est pas fait au hasard. Mais cela signifie aussi que Remacle, comme Colomban avant lui, était au clair avec la situation de son temps, et savait comment y évoluer. Etre un homme de Dieu n’est pas incompatible avec l’habileté politique nécessaire pour naviguer dans les rouages des institutions royales et des jeux d’influences. « Soyez simples comme des colombes et rusé comme des serpents » : n’est-ce pas ce que disait déjà un certain Jésus de Nazareth ?

Du point de vue des rois, le monastère représente quelque chose de très important. Il est une « bonne œuvre » qui obtient le regard favorable et le soutien de Dieu. Mais il est aussi un facteur de stabilité dans une société fragile et insécurisée. A cela s’ajoute le désir d’un roi jeune, nouveau sur le trône, en position presque minoritaire, donc très dangereuse (on en tue pour moins que ça…) de s’assurer des partisans capables de lui gagner les régions et les localités où ils sont établis. Le monastère est donc l’objet d’un calcul politique. Tout le monde sait cela. Donc, Remacle aussi devait en être averti, et acceptait de jouer ce jeu-là.

Et voilà le défi : au cœur de l’ambiguïté de la société, avec ses calculs et ses intrigues, sa grandeur et sa petitesse, ses aspirations et sa mesquinerie, ses audaces libératrices et ses coincements meurtriers, comment inscrire l’appel de notre Dieu, ce Dieu de l’Alliance, ce Dieu de vie que Jésus incarne et révèle ? Comment permettre à la voix de ce Dieu-là, qui résonne dans les mots que Jésus nous dit, d’ouvrir ce monde équivoque à ce qui le transcende, pour lui rendre son humanité et sa générosité ? En d’autres termes, comment faire de notre réalité, si décourageante par moment, le lieu où peut à nouveau être entendue -et crue- cette déclaration d’amour que notre Dieu adressait jadis aux exilés de son peuple, perdus sur une terre lointaine : « Ne crains pas, je t’ai délié ; je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi ; les fleuves ne te submergeront pas. Quand tu marcheras au milieu du feu, tu ne te brûleras pas, la flamme ne te consumera pas. Tu as du prix à mes yeux. Tu as de la valeur, et je t’aime.[1] » ?

[1] Isaïe 43, 2.4a

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Dt 4, 1-2.6-8
Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5
Jc 1, 17-18.21b-22.27
Mc 7, 1-8.14-15.21-23

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