Dans cette rubrique, des textes sont proposés en vue de nourrir la réflexion, et parfois l’échange. Leurs auteurs sont de divers horizons, en ce compris des frères de la communauté.
Partir vers ce qui arrive
Cette expression, je l’ai trouvée dans le livre de Raphaël Buyse « Autrement, Dieu ». Je ne sais pourquoi, elle est devenue comme un véhicule pour me déplacer, pour avancer, aller ailleurs.
Je ne sais pourquoi non plus, je l’ai vite associée à une scène d’évangile, celle que l’on trouve dans le récit de Marc où des femmes vont au tombeau de Jésus et s’entendent dire par un jeune homme en blanc que ce Jésus qu’elles cherchent n’est pas ici et qu’il les précède en Galilée. Comme il l’avait dit.
Ainsi, ces femmes – et nous avec elles – sont invitées à partir d’ici, à ne pas rester dans le lieu du tombeau, le lieu de la mort. Il faut partir, il faut quitter non seulement les lieux des morts mais ceux de la moisissure, du morbide et du mortifère. Ne restez pas dans les lieux qui vous empoisonnent et vous pourrissent la vie. Il faut s’en aller de ces endroits-là qui ressassent le négatif, qui sentent la stérilité, qui ne vous mettent pas en route, vous fixent et vous collent sur place. Ce sont des lieux de la répétition vaine, de la reproduction du même ; il n’y a pas là d’invention, de création ni d’imagination. Vous n’êtes pas fait pour rester là …
Partir, c’est se mettre en route pour un ailleurs, se déplacer. On devrait régulièrement se demander si, là où l’on est, on est à sa place. Il ne suffit pas d’avoir une place et d’y être, s’y tenir. Est-elle ce qui me donne d’être ? Ce qui me donne de porter fruit ?
Il faut peut-être qu’un ange nous chasse et nous dise de ne pas rester ici, de nous en aller, de ne pas chercher le vivant parmi les morts. Bienheureuse vie qui est visitée par cet ange de résurrection. Qui vous dit d’abord de ne pas écouter la peur parce qu’elle fige sur place et ne vous enlève pas. Cet ange, lui, vous enlève pour vous emmener ailleurs.
Il y a dans la résurrection un écart. La résurrection, c’est un écart. Cela vous met à distance de ce qui, en vous, stérilise la vie, lui fait plier la tête. Vous ne regardez plus ailleurs que dans vos manques, vos défaites, vos limites : pas d’horizon.
Partir, c’est s’échapper. Il y a dans l’expérience de la résurrection une échappée belle. Comme si on avait échappé à une catastrophe. Et c’en est une. On l’a échappé belle ! D’être renfermé, confiné dans le mortifère et le morbide. Les sensations ici sont parlantes et elles tissent entre elles des correspondances : ça sent le moisi, ça pue le renfermé, un goût de mort…
Il ne faut pas croire que tout cela, c’est maintenant derrière nous, qu’on n’a plus rien à voir avec cela, que c’est dépassé. Eh bien, non. Il faut toujours recommencer à chasser les démons de chez soi. Toujours retrouver la sortie. Un rien réamorce le mortifère. N’a-t-on pas toujours de quoi se plaindre : de la vie telle qu’elle est, de soi-même et des autres donc ? Alors on recommence son cinéma ou son disque rayé, c’est reparti avec les plaintes, les aigreurs, les amertumes, les cancans sur autrui… Mais quoi ! Les psaumes ne sont-ils pas remplis de plaintes jusqu’à ras bord ? Dans les psaumes, on n’en finit pas de se plaindre. Seulement, il y a plainte et plainte : le malade, celui qui est pris dans les mâchoires de la haine d’un groupe, « lion lacérant et rugissant », celui qui est déporté, en exil, sur les routes, celui dont la vie est enlevée « comme une tente de berger »… Peut-être n’a-t-il plus que la plainte où réfugier son humanité. Lorsqu’on veut prendre les psaumes par le bras pour s’y retrouver, il convient de ne pas tout mélanger, tout confondre.
Il reste que l’on n’a qu’une chose à faire : partir, s’en aller, quitter ces lieux où couve la morbidité, le vieux levain, la moisissure. Se sauver ! Les gens m’étonnent parfois : ils disent que le salut, ce mot si souvent employé dans le langage chrétien, cela ne leur dit plus rien. Ils disent : mais être sauvé de quoi ? Comme s’ils ne faisaient plus d’expérience à ce sujet. Ne ressentent-ils pas qu’il faut se sauver de ce qui gâte la vie ? Oui bien sûr ils ont, un grand nombre en tout cas, des sécurités, des assurances ; leur vie est protégée assez largement mais le cœur ? Les convoitises, les avidités, le mépris, l’insensibilité, la violence, tout cela qui met le cœur en feu. N’avez-vous pas la sensation que parfois il faut vous sauver d’une maison en feu ? Et il ne s’agit pas seulement du niveau personnel. A l’écoute des signes des temps, ne faut-il pas reconnaître l’état de nos sociétés, ce qu’il en est de la santé du lien social ? Impossible d’ignorer qu’un certain individualisme inscrit dans les mœurs corrompt les relations, leur fiabilité et leur viabilité. Pouvons-nous aussi vouloir vivre comme avant sans trop nous préoccuper des générations futures ?
Mais partir où ? Aller où ? C’est ici que l’ange de la résurrection ne reste pas dans le vague. Il dit de fuir pour aller vers ce qui arrive. Il dit qu’un rendez-vous se prépare avec la vie neuve en Galilée. C’est là qu’ils le verront. Il n’y a que la vie neuve, la vie dans sa nouveauté ressuscitée et ressuscitante qui peut venir à bout de la mort et de ses miasmes. C’est comme une vague qui viendrait ôter et refaire. Ou une explosion, une explosion de vie qui déferlerait sur nous. Aller vers ce qui arrive, c’est aller en Galilée. Ce qui arrive vient de Galilée parce que c’est là que cela a commencé, c’est là que ça commence. On croit que la résurrection, cela se passe dans des lieux stratégiques, dans les lieux des démonstrations et des preuves, sous les chapiteaux des prodiges et des miracles, sur les Tabor des révélations et des voix mystérieuses. C’est dans le lieu de ton commencement, de ton recommencement. Dans le lieu des choses ordinaires, de la vie ordinaire mais où l’on s’est défait de la mort, où l’on a laissé la mort comme on laisse un drap en s’enfuyant, pour passer à autre chose. Je reviens vers le village où j’ai pêché, vers l’enfance où j’ai joué aux billes, où j’ai traîné un vieux chariot en guise de camion. Y a-t-il plus simple ? « Laisse Dieu être Dieu en toi », conseille le sage.
Donc, « Partir vers ce qui arrive ». Il ne suffirait pas de s’en aller, ce serait seulement une partie du chemin, ce serait seulement fuir, s’enfuir. C’est déjà quelque chose mais pas tout. Il faut partir vers ce qui arrive, aller, marcher, partir à la rencontre.
De ce qui arrive ? Ce qui arrive, ce sont les histoires qui racontent ce qui arrive. Toutes, elles disent d’une façon ou d’une autre: « il arriva », « il se passa », « et il arriva que ». Elles disent qu’un événement survient, qu’il se produit, qu’il advient. Et cela, elles le mettent en mots, ou en images. Partir vers ce qui arrive c’est donc gagner le lieu des histoires, le lieu où des histoires sont racontées, le lieu de ce qui arrive. Vous fuyiez le mortel, le morbide et le mortifère parce que c’est une région sans histoires ou bien des histoires qui tournent en rond, qui répètent. A quoi bon ? Partir vers ce qui arrive, c’est aller vers des histoires, vers de la nouveauté racontée. Vous vous êtes dit que, pour être un vivant, pour rester vivant, vous aviez besoin que de la nouveauté vous vienne encore. Non pas du simple remplacement des choses anciennes, comme la mode change de vêtements, mais comme une source jaillissant au-dedans de vous. Et que cela vous soit dit : qu’on vous raconte ce qui arrive. Est-ce que je me trompe : si l’on ne raconte plus ce qui arrive, alors c’est que plus rien n’arrive. Pensez un peu : l’événement du covid’19, les morts sans sépulture, les isolés, ce qui se défait dans les liens mais aussi ce qui se fait…Une histoire sans paroles ? Il faut partir vers ce qui arrive, aller à la rencontre de ce qui arrive afin que l’on ne fourre pas cela dans des parenthèses, dans des paniers de linge sale, dans des congélateurs. Ces marches des gens qui se mettent debout pour crier leur refus d’être toujours les oubliés de l’histoire, cela arriverait pour rien ?
L’ange de la résurrection, il envoie ces femmes en Galilée. C’est là que Jésus a raconté ses paraboles en disant : le Royaume est comparable…Il a raconté ses histoires dans cette Galilée des nations, ce pays-carrefour. Des histoires pour mettre les gens debout, pour les envoyer ailleurs… L’ange les envoie là afin qu’elles continuent avec les autres disciples à faire quelque chose avec ce qui est arrivé à Jésus. Qu’elles continuent, à leur manière, l’histoire. Que l’affaire Jésus continue. Partir vers ce qui arrive, ce serait choisir la vie, faire encore arriver de la vie, inventer de l’avenir. Car partir vers ce qui arrive, c’est imaginer, c’est inventer d’autres histoires, de nouvelles histoires. Jésus, en racontant ses paraboles, ne nous les a pas confiées comme de petites boîtes précieuses, à ouvrir de temps en temps lorsque le temps liturgique le permet, pour rappel. La résurrection c’est une fabrique d’histoires. C’est quelque chose qui est arrivé au monde, à l’histoire, qui a saisi l’histoire. Lui donner une suite, en créer de nouveaux épisodes. On ne tient pas à mettre FIN sur le film.
Oui, partir vers ce qui arrive… mais on pourrait se fabriquer son cinéma si on néglige ce qui nous arrive, les événements qui nous arrivent. Ce qui nous tombe dessus. C’est l’âge, les ennuis de santé, les soucis pour les proches, les relations difficiles…Chacun est saisi comme il est et en ce qu’il est. La question est bien : comment faire pour n’être pas dé-monté, asphyxié, enseveli, pour que tout cela ne soit pas finalement un chemin de mort ? Là encore, ne pas rester dans le mortifère, le morbide, le destructif. C’est bien la question des ressources spirituelles qui est en jeu. Dans les temps qui courent et depuis un certain temps on vise à évacuer peu à peu le récit chrétien au profit des thèmes divers et colorés du développement personnel. On estime qu’il a fait son temps et qu’il faut passer à autre chose. A la suite de saint Paul, je dirais volontiers : « examinez toutes choses et retenez ce qui est bon[1] ». Toutefois, pouvons-nous nous sauver nous-mêmes, en comptant sur nos seules forces et capacités ? Peut-être convient-il aussi de poser la question en ces termes. Et ce n’est pas par démission ou défaitisme. Impliquer Dieu dans nos histoires parce qu’l n’entre pas en concurrence mais en alliance. La vie neuve est ce qui vient d’ailleurs, non d’un arrière-monde mais une source de vie neuve. Une nouvelle naissance, dit-il.
Fr. Hubert Thomas
[1] 1 Thess 5, 21